samedi 23 octobre 2010

Un rêve De C. Bastère-Rainotti


Il y a un mois, je dînai avec Lazlo.
Lazlo est un compositeur et un musicien de grand talent. Moi, je trouve qu'il aurait pu être connu et apprécié d'un plus large public s'il s'en était donné la peine.
Lui n'a pas ce genre de préoccupation. Il aurait eu la révélation singulière d'être prédestiné à la gloire. Son heure viendra, c'est écrit. Il croit aux songes, aux signes. Ses musiques, il les rêve, il a des " intuitions ".
Il fréquente assidûment les officines des tireuses de cartes. Comme les chats, les yeux mi-clos il palpe
l'invisible avec délectation. Il ronronne et s'endort bien aise, dans la chaleur du feu mystique.

En 1909, il est devenu un chaud partisan du spiritisme et de la " religion-scientifique " d'Allan Kardec.
Depuis, il participe à des groupes de travail où le ciel et l'enfer sont étudiés avec beaucoup d'assiduité à grand renfort de tables tournantes.
Bien qu'ils soient des inconditionnels de la réincarnation qui tendrait à prouver que le réservoir des esprits se vide régulièrement pour remplir ce monde, ils trouvent néan-moins à qui parler.
Ils papotent aussi bien avec Jules César qu'avec le bougnat du coin mort l'année dernière.
Chacune de leurs conquêtes spirites (que d'aucuns esprits grossiers qualifient de spirituelles) éclaire
l'océan d'ignorance crasse dans lequel nous baignons.

Lazlo a plusieurs cordes à sa harpe : il croit dur comme fer à la combustion spontanée qui vous brûle son bonhomme en un clin d'œil mais épargne le fauteuil sur lequel il est assis.
Il a des théories tout à fait intéressantes sur le port bénéfique de telle ou telle pierre (précieuse ou non) selon les jours de l'année et les projets en cours.
Il jouit de facultés superfétatoires : la cécité subite, la surdité immédiate et l'incompréhension totale, qu'il développe à chaque fois qu'il lui est utile d'ignorer, de gommer, le moindre fait patent qui contredirait ses convictions mystico - ésotériques.
Il tient en réserve des dizaines d'histoires étranges mais vraies qui lui sont personnellement arrivées ou sont advenues à d'autres joyeux drilles de sa bande.
Au cours d'un dîner, d'une réception, il les livre volontiers à de pauvres innocents en mal d'exotisme.
J'ai souvent été le témoin amusé des réactions provo-quées sur son auditoire.
Elles se traduisent, pour une partie par l'incrédulité suivie d'une révolte cartésienne, ou d'une frousse bleue que seule la bonne éducation tempère en empêchant les gens qui en sont la proie de claquer soit la porte d'entrée soit celle des lieux d'aisance.
Pour une autre partie c'est le coup de foudre et l'adhésion inconditionnelle à ses chimères.
Je regarde ces convertis : ils ont la certitude d'ouvrir de nouvelles voies à une religion mal comprise.
L'effort est méritoire et probablement justifié.
Piètre est le résultat qui consiste à dire aux vivants :
"Prenez exemple sur les morts".

Pas plus qu'ils ne cherchent à démontrer de manière irréfutable le bien-fondé de leurs recherches, ils ne songent à mettre en doute l'occultisme en tant que tel puisque de grands hommes tels que Victor Hugo dans le passé ou Camille Flammarion dans le présent en sont les chantres les plus distingués et les plus convaincus.
Je crains fort que dans ces conditions le spiritisme demeure pour longtemps le hochet de quelques
désœuvrés et un sujet tabou pour le monde scientifique.
Lazlo se conduit comme le Prométhée de ce vingtième siècle commençant.
A ce titre, il m'agace, il m'amuse, il m'intrigue, il m'émeut. Sans ordre de préférence.
Je l'écoute. D'abord parce que j'aime les contes de fées.

Ensuite parce que j'ai beaucoup d'indulgence pour mes amis.
Enfin parce que, de temps en temps, je pense qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre et je ne voudrais pas être celui-là.
Donc, il y a un mois, je dînai avec Lazlo.
Bonne chère et vins fins, j'étais dans cette douce
euphorie de fin de repas quand Lazlo me dit :
-" J'ai signé pour une tournée de concerts en Amérique.
Je pars dans un mois pour New-York."
-" Lazlo ! Tu vas quitter la France, tes habitudes, tes distingués frères en spiritisme pour faire de la musique ?"
-" Il faut toujours que tu tournes tout en ridicule. C'est fatigant à la fin ! "
-" Penses-tu ! " fis-je en éclatant de rire.
-" Va, tu peux rire. N'empêche… "

-" N'empêche quoi ? Qu'il était temps que tu sortes de l'ornière dans laquelle tu t'es fourré ? "
-" Bref, tu te moques complètement de ce que je viens de te dire. Que je parte ou que je reste c'est du pareil au même : tout est sujet à sarcasme."
-" Allez, mon vieux ! Ne monte pas sur tes grands chevaux. Je suis heureux que tu t'en ailles, ça te va
comme ça ? "
-" Tu te fous de moi, là ? "
-" Certainement pas. Je le répète : je suis heureux que tu t'en ailles. Sers-moi donc un verre de ton cognac je vais t'expliquer ce que je pense. Pendant que tu es debout attrape un des bouquins de Monsieur Rivail,
je te prie. "
-" Qu'est-ce que tu veux faire avec ? "
-" Avec le cognac ? Je vais le boire. Quant au livre, je vais l'ouvrir au hasard et je vais nous régaler de la lecture de quelques lignes. "

Lazlo poussa un gros soupir résigné et fit ce que je lui demandais.
Le recueil qu'il me passa était " le Livre des Esprits " sous-titré : Les principes de la doctrine spirite selon l'enseignement donné par les Esprits Supérieurs.
Recueillis et mis en ordre par Allan Kardec (pseudonyme de H.L. Rivail).*
- " Bon. Tu es prêt ? J'ouvre. Voilà, je lis page 331 :
" Que la mort arrive par un fléau ou par une cause ordinaire, il n'en faut pas moins mourir quand l'heure du départ a sonné. La seule différence est qu'il en part un grand nombre à la fois. " Je levai les yeux vers Lazlo. Il était décontenancé.
-" Je continue ? "


-" Si tu veux, mais je ne… "
-" Je continue :
" Si nous pouvions nous élever par la pensée de manière à dominer l'humanité et à l'embrasser tout
entière, ces fléaux si terribles ne nous paraîtraient plus que des orages passagers dans la destinée
du monde
"
Je refermai le volume en faisant claquer les pages.
-" Hein ? C'est tapé comme message. La peste
bubonique ? Broutilles ! Un coup de grisou au fond de la mine ? La rosée du matin ! Des milliers de morts ?
Elevons nos âmes mes frères : quand c'est l'heure, c'est l'heure.
La seule différence est qu'il en part un grand nombre à la fois. Dis-moi, à ce compte-là, puisqu'il ne s'agit que d'orages passagers, comment justifier le travail des savants, des philosophes, des humanistes ?

Pourquoi ne se couchent-ils pas tout bonnement en attendant la fin des temps ? "
C'était une petite passe à fleuret moucheté, mais le coup porta :
-" Ah, mais, pardon, pardon mon cher François. Si tu avais seulement connaissance des messages lumineux que nous recevons sur l'évolution de l'humanité et la nécessité du Progrès (je sentis bien qu'il disait progrès avec un P majuscule) tu saurais à quel point tu te montres injuste. Mais tu n'as jamais daigné lire d'un bout à l'autre un seul ouvrage de spiritisme.
Maintenant, tu ouvres un livre au hasard, tu extrais une phrase ou deux de leur contexte et tu te permets d'en tirer des conclusions que tu voudrais rendre définitives. C'est trop facile."

-" Facile n'est pas le mot, lui répondis-je. Disons que depuis trois ans je suis attentif à tes recherches nécrologiques. Oui, oui, tu n'aimes pas ce terme, mais ne m'interromps pas. Je t'ai vu user de ton
libre-arbitre pour consacrer de plus en plus de temps à traquer des ombres et de moins en moins d'énergie à la création musicale.
Or, s'il existe bien une vie de l'âme, je suis persuadé que la musique est un de ses aspects les plus purs.
J'écoute depuis des mois d'une oreille désolée non pas le fruit de ton talent mais les rapports détaillés
de séances occultes.
Ainsi tu m'as épargné l'ennui d'une lecture fastidieuse. Me les aurais-tu donnés, ces livres que je m'en serais servi pour caler une porte ou un pied de table.

Ce n'était pas facile de te voir dévoyer ton nom et galvauder le don que tu as reçu.
Par contre, tu as amplement augmenté le dégoût que j'ai pour les sectes et tout ce qui s'y apparente.
Voilà ce que je voulais t'expliquer et pourquoi je suis content que tu partes. Ou plutôt que tu reviennes dans ton vrai monde, celui de la musique. "
Lazlo resta silencieux un instant.
-" Puis-je te poser une question, François ? "
-" Pose mon ami, pose ! Je n'ai rien à te refuser à la veille d'une si longue séparation. "
-" Tu ne crois donc en rien ? " me dit-il d'une voix navrée.

Fou-rire quand tu nous tiens !
Jusque là, j'étais comme un homme perché sur la plus haute montagne qui crierait pour se faire entendre des habitants de la lune sans avoir conscience de l'inanité de ses efforts.
Je réalisais enfin à quel point nous nous étions éloignés l'un de l'autre et je riais de ma témérité à penser que l'écho de mes paroles pouvait encore l'atteindre :
-" Excuse-moi Lazlo, croire quoi ? "
-" Mais… Croire à la vie après la mort, à la survivance des liens tissés sur terre, par exemple. "
-" Quand je te demande s'il y a du café, si tu me réponds
que tu crois qu'il en reste dans la cafetière c'est que tu n'en es pas sûr. "
-" C'est une pirouette oratoire ou un message sibyllin ? "
-" Ni l'un ni l'autre. Dans le domaine de la spiritualité, c'est la seule acception possible du verbe croire.

Je peux dire que je crois en tout. Je n'ai foi qu'en mes certitudes et encore pour un temps assez court...
Puisqu'elles peuvent être remises en question à tout moment. "
-" Cela veut donc dire que toi aussi tu te poses des questions, tu réfléchis, tu cherches ! "
-" Je te remercie de reconnaître que je ne suis pas complètement crétin même si je ne porte pas en place publique le résultat de mes cogitations. "
-" Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé, sachant que le sujet me passionne ? "
-" Parce qu'il te passionne justement. Il y a trop de monde, trop de bruit, autour d'un tronc commun de
superstitions tenaces là où il faudrait l'hygiène et la précision chirurgicale. Parce que tu as choisi un
processus contemplatif qui ne convient pas à l'action et flatte l'indolence. Parce que tu aimes le merveilleux et que je préfère la vérité. "

-" Je ne te comprends pas François. "
-" Je n'en doute pas. " lui répondis-je et je ne pus m'empêcher de sourire.
-" Pourquoi ris-tu ? "
-" Je ne ris pas, je souris. "
-" Alors pourquoi souris-tu ? "
-" Je pense bien souvent qu'il serait très agréable d'avoir la certitude d'un monde meilleur, d'être sûr de ne jamais perdre ceux qu'on aime, suivant les préceptes de Monsieur Kardec. Si c'était le cas, nous verrions des enterrements follement gais, des messes de funérailles délirantes,
des repas-dansants d'après inhumation et pourquoi pas des cimetières-guinguettes où nous irions pique-niquer en étalant la nappe à carreaux sur le marbre de la tombe et boire un coup à la santé du mort-pas-mort.


Nous n'aurions plus qu'une hâte : les rejoindre. "
-" Mais tu frises l'inconvenance ! s'écria Lazlo un peu ébouriffé. Que fais-tu du respect dû aux défunts ? "
-" Et toi, que fais-tu de celui dû aux vivants ? Homme de peu de foi ! Grattez le vernis de l'apôtre, vous verrez apparaître le bourgeois. "
-" Oh ! "
-" Oh, toi-même ! Je ne doute pas un instant de votre sincérité et du zèle que vous mettez à soulager les misères d'ici-bas. Mais si votre doctrine devait toucher de manière efficace les plus démunis d'entre nous, je me demande comment vous pourriez endiguer la vague monstrueuse de suicides qui s'ensuivrait. "
-" Faux, archi-faux ! Le suicide est considéré comme la pire des actions. Celle qui fait rétrograder le plus dans le cycle des renaissances. "
-" Oui… Vous aussi vous prêchez la résignation et l'endurance à la douleur. Vous avez vos médailles et vos héros. Il faut bien des garde-fous. Ne serait-ce que pour conserver des forces vives à la nation. "

Ce dialogue de sourds dura encore quelques minutes puis, la nuit étant déjà bien avancée je pris congé de Lazlo après lui avoir fait promettre de me tenir réguliè-rement au courant des évènements de sa tournée américaine.
J'étais obligé, le surlendemain, de me rendre en province pour trois semaines au moins et je savais ne
pas pouvoir le rencontrer une autre fois avant son départ pour New-York. Je le quittai sur le perron de sa maison, nous échangeâmes une poignée de mains longue et chaleureuse :
-" Je te souhaite bonne chance, mon ami. "
-" Merci. Je sais que tu le penses. "
-" Assurément. Au revoir et écris moi ! "
Je suis rentré chez moi au début du mois. Un billet de Lazlo m'attendait sur lequel il avait noté :
"Je ferai mieux que t'écrire : je viendrai te voir en esprit."
Décidément, pensais-je, il ne désarme jamais.

Aujourd'hui lundi 15 avril 1912.
Au milieu de la nuit, je me suis réveillé en sueur avec l'impression pénible d'un danger imminent.
L'angoisse m'oppressait au point que mes poumons assuraient à grand' peine leur fonction. J'ai allumé, bu la moitié de la carafe d'eau, fait les cent pas.
J'étais incapable de me raisonner et d'écarter de moi la terreur qui m'habitait.
Je me suis recouché et j'ai fini par me rendormir.
J'ai rêvé de Lazlo.
Un Lazlo désespéré, aux traits tordus par la souffrance et l'horreur.
-" C'est terrible, François, terrible. "
-" Où es-tu, lui criais-je. Attends-moi, je viens. "

-" C'est trop tard, me répondit-il. J'ai peu de temps. Je n'irai pas en Amérique. Je voulais que tu saches que j'ai joué pour eux. J'ai joué François.
J'ai fait de la musique pour tous ceux qui sont morts dans cette terrible catastrophe."
-" Lazlo, attends, attends ! "
Mes appels restèrent sans réponse. Dans mes oreilles cette ritournelle :
" Terrible catastrophe, …morts dans cette terrible catastrophe ".
Je réalisai enfin qu'il faisait jour.

Dans la rue, les vendeurs de journaux braillaient une nouvelle sensationnelle :
" Naufrage du Titanic ! En route pour New-York, l'insubmersible a coulé cette nuit au sud de Terre-Neuve !
Mille cinq cents morts dans cette terrible catastrophe ! "
" Que la mort arrive par un fléau ou par une cause ordinaire, il n'en faut pas moins mourir quand l'heure du départ a sonné. La seule différence est qu'il en part un grand nombre à la fois. "


FIN

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire

Fourni par Blogger.